Chapitre XXV
La voix lointaine — Potter se sentait incapable de l'attribuer à un individu avec un nom et un visage, pour lui c'était simplement « Washington » — était teintée d'hystérie.
« Et qu'est-ce qu'on en a à faire de ce qui peut bien se passer sur le Territoire de Grady ? Pour moi, ces salauds peuvent bien s'entre-tuer jusqu'au Jugement dernier ! Damnation, vous ne vous rendez pas compte que les Russes ont débarqué ? Ils ont pris l'île de Vancouver, détruit le gouvernement canadien, il n'existe pratiquement aucune résistance organisée et ils font venir des renforts quand et où ça leur chante ! »
Potter essaya de l'interrompre. Son interlocuteur l'ignora.
« Et il y a des mouvements de réfugiés vers les États de Washington et de l'Oregon, par dizaine de milliers, comme la dernière fois en pire, car cette fois-ci, ils savent que les Russes ont débarqué. Que peuvent bien nous faire vos projets de dingue dans un bordel pareil ?
— Arrêtez de parler des Russes ! glapit Potter. Je vous l'ai dit, ce sont les hommes de Buishenko et je vous ai expliqué pourquoi ils nous envahissent ! » La sueur lui coulait dans les yeux; il s'essuya coléreusement.
« C'est trop important ! C'est une opération militaire en bonne et due forme, pas un raid de bandits ! »
Potter sentit qu'il approchait du point d'explosion.
« Pour qui prenez-vous Buishenko ? Pour Al Capone ou Grady ? Bon Dieu, c'est plutôt une réincarnation d'Attila !
— Je n'ai pas le temps d'écouter vos insanités, dit Washington. C'est votre dernière chance, Potter. Est-ce que vous avez assez d'estomac pour revenir ici défendre la patrie comme tout le monde ?
— J'aimerais mieux aller chez les extra-terrestres que d'avoir affaire à une bande de crétins bornés et arriérés comme vous ! » rugit Potter en laissant finalement échapper sa colère. Il reposa violemment l'écouteur, et se laissa tomber dans son siège.
A côté de lui, Radcliffe eut un petit rire sans joie. «Alors, vous vous rendez enfin compte de ce que Washington pense de nous, de ceux qui ont choisi Grady comme un moindre mal, hein ?
— Je crois que oui, dut admettre Potter, passant des doigts nerveux entre ses cheveux. Où en est la situation ce matin ? Meilleure ?
— Pas du tout. Le mieux que nous puissions espérer est que, lorsque les hommes de Buishenko approcheront d'assez près la cité, ils deviennent dingues, et qu'il reste alors assez d'entre nous pour ramasser les morceaux. » Radcliffe détachait les mots avec une délectation morose.
« Mais je ne crois pas qu'ils deviennent fous, dit Potter. Si ma théorie est correcte, en tout cas. Ils n'ont nullement l'intention d'attaquer les extra-terrestres, et les extra-terrestres se fichent bien de ce que nous faisons entre nous. »
La colère le fit jaillir de son siège. « C’est un cauchemar ! Nous voilà sur le point de faire notre première découverte, et il semble que nous ne vivrons pas assez pour en voir le résultat. Je vais parler à Porpentine. Si je dois mourir aujourd'hui, je veux aller dans la tombe avec la satisfaction d'avoir raison. »
« Oui, Zwoiykin et moi, nous les avons examinés des pieds à la tête », dit Porpentine tout en se lavant les mains. Un hôpital miniature faisait partie du remarquable confort de Radcliffe. « A moins de les disséquer pour voir à l'intérieur, nous n'en saurons pas plus. Excepté qu'ils étaient littéralement morts de peur, excusez-moi. l'expérience ne leur a causé aucun dommage.
— Fantastique, grommela Potter. Et l'idée de Waldron, d'utiliser la régression infantile pour tromper les défenses des extra-terrestres ?
— Cela paraît possible en gros, dit Porpentine, mettant les mains sous un séchoir à air puisé. Le genre de détecteur dont vous postulez l'existence ne pourrait probablement enregistrer que des attitudes mentales générales, des humeurs globales, pas les pensées individuelles. Je ne vois pas du tout comment ça pourrait marcher, mais je l'accepte comme hypothèse de travail. »
Il s'affala dans une chaise et croisa les jambes, l'air pensif. « L'ennui, c'est que Congreve est, comme nous le savons, un excellent sujet pour l'hypnotisme. Mais les gens comme lui sont rares. Si nous parvenons à trouver une méthode pour lui, tout ce que nous aurons prouvé est que ça marche pour lui ! Supposez que ça marche, supposez que nous ayons assez de volontaires accessibles à l'hypnose, devons-nous prendre le risque de les envoyer là-bas et de les voir revenir aussi désespérément schizophrènes que les dingos ? Radcliffe nous en a amené deux pour que nous puissions les étudier, je ne sais pas si vous êtes au courant ? Je n'ai jamais rien vu d'aussi déprimant de toute ma vie.
— Je suppose que ce sera un problème de volontaires, dit lentement Potter. Que pouvons-nous faire d'autre ?
— Oui, mais si les volontaires sont des gens de valeur, peut-être même irremplaçables ? Et il est probable que ce sera le cas : les sujets sensibles à l’hypnose sont le plus souvent très intelligents et de forte personnalité.
— Vous vous demandez si les chances de notre pari sont suffisantes pour risquer de réduire nos meilleurs hommes à l'état d’idiots baveux ? Comment pourrais-je le dire ? Mais je vais vous dire quelque chose : si Mike Congreve veut un compagnon pour son premier voyage, je suis prêt à partir avec lui. »
Il y eut un silence. Puis Porpentine dit avec un faible sourire : « Ce ne sera pas nécessaire. Jim Waldron est déjà venu ici, et je lui ai fait passer des tests. C’est un sujet hautement susceptible, et si le traitement ne marche pas pour lui, il ne marchera pour personne. »
A cet instant, un parlophone mural annonça : « Orlando Potter, Orlando Potter, s’il vous plaît. Orlando Potter, veuillez rejoindre monsieur Radcliffe immédiatement. Ennuis en perspective.
— Des ennuis ! ricana Potter. Un désastre, oui ! Merci, docteur. Mais je crains que la question ne soit condamnée à rester purement théorique. »
Porpentine blêmit. « Que voulez-vous dire ?
— Vous devez être au courant. Nous attendons la... “visite” de Buishenko pour aujourd’hui. »
« Entrez, dit Radcliffe, sans lever les yeux de sa console lorsque Potter apparut à la porte de son sanctuaire souterrain. J’ai pensé que vous aimeriez être là pour les funérailles. Il arrive, nous venons d’intercepter la première vague. »
Potter regarda les nombreux écrans de T.V. sur lesquels s’inscrivaient tour à tour une multiplicité de petits points. Il demanda : « Combien de temps nous reste-t-il ?
— De trente-cinq à quarante minutes. Rick !
— Oui, monsieur ?
— Comment sont les Mystiques aujourd'hui ?
— Calmes, on dirait. Ça ne va pas durer.
— Probablement pas. O.K., merci.
— Attendons-nous de l'aide ? s'enquit Potter.
— Pas grand-chose comme vous l'avez remarqué. Les Canadiens nous ont promis tous les missiles dont ils pourront se passer, mais ils en ont à peine une trentaine. Quelques chasseurs ont harcelé les avions de Buishenko, mais je ne sais cela que parce que j'ai surpris un appel à l'aide en langage clair sur la fréquence de l'Armée de l'air. Washington refuse de nous parler, comme vous le savez. Gabe !
— Oui, monsieur ?
— Où en êtes-vous pour la porte de la chambre forte ?
— En deux heures, nous devrions passer.
— C'est plus de temps que ce que nous en avons. Changement de plan. Minez-la et vite. Faites courir le cordon de mise à feu loin des charges d'explosif. Dissimulez-en les extrémités quelque part où nous puissions les retrouver plus tard. Si Buishenko débarque en personne chez Grady nous pourrons essayer de lui faire tomber la baraque sur la tête.
— Monsieur, deux heures, c'est un maximum. Nous pouvons certainement les contenir un moment après qu'ils auront...
— O.K., faites les deux ! »
Radcliffe se carra dans son siège en soupirant. « Je n'aurais jamais cru avoir à figurer dans le crépuscule des dieux ! murmura-t-il. Mais il semble que ce soit la seule chose que je puisse faire. Dieu seul sait d'où Buishenko tire tous ces avions; nous en avons déjà compté une centaine et rien ne prouve qu'il ne vienne pas une deuxième vague. Quoi que nous fassions, nous devons nous attendre à voir cinq ou six mille hommes envahir le Territoire... Si nous prenions un verre ? J’ai du gin anglais dans le placard là-bas, un cadeau de Grady. » Il désignait une porte à glissière sur le côté de la console. Obéissant, Potter l’ouvrit et trouva des bouteilles, des verres et un seau à glace rempli.
« Moitié tonic, moitié gin », dit Radcliffe.
Et il se mit à déguster, sans quitter ses écrans des yeux.
Le cerveau de Potter se remplit de visions désespérées. Tout autour de la cité extra-terrestre, les Mystiques continuaient à chanter leurs hymnes stupides, inconscients de la fureur bien humaine qui allait s'abattre sur eux. Sur les routes de l'Ouest, des hordes de réfugiés affolés, dont beaucoup se retrouvaient sur les routes pour la deuxième fois en moins de dix ans. Et ici, attendant l'ouragan, une poignée d’individus qui avaient cru qu’ils pouvaient défier des êtres plus proches des Anges que d’eux-mêmes...
Est-ce que c'est un cas de sélection de l’espèce la mieux adaptée ? Sommes-nous coupés pour toujours du clan des espèces supérieures, celles qui vont et viennent entre les étoiles ? Buishenko et ses pareils n’ont rien à faire des étoiles, et ils n’en auront jamais rien à faire. Est-ce que cela veut dire que le reste de l’humanité doit se contenter de faire comme eux ? Un rat qui rêve de voler reste un rat !
« Vous croyez qu’il nous reste un espoir ? dit Radcliffe à l’improviste. Je ne parle pas de vous et de moi. Mais de l’humanité.
— Je ne sais pas, répondit candidement Potter. J’ai quelquefois l’impression que nous sommes saignés à blanc. Vous n’êtes jamais allé dans un pays occupé par une armée étrangère ? »
Radcliffe fit signe que non.
« Je suis allé deux ou trois fois au Vietnam. On y voyait tous ces paysans incultes pris dans un monstrueux affrontement d'idéologies qu'ils ne pouvaient comprendre. Les machines les plus modernes qu'ils avaient vues étaient de vieux tracteurs à moitié cassés et des vieux camions. Et tout à coup, voilà la guerre avec des roquettes, des blindés et des hélicoptères. Leur esprit s'est refermé. Ils n’avaient aucun moyen de saisir la situation. Leur langage n'avait même pas de mots pour décrire l'enjeu du combat. Tous leurs espoirs étaient donc d'avoir la meilleure récolte possible et de sauver quelques gosses de la famine pour assurer leurs vieux jours. C’était pour eux la plus grande ambition possible.
— Vous croyez que nous allons tourner comme ça ? dit Radcliffe, et il jeta un coup d'œil à sa montre. Ah ! il y a des nouvelles sur Radio-Ouest dans quelques minutes — et tant que j'y suis, je peux essayer d’attraper toutes les autres stations. » Il effleura une série de touches et la pièce s'emplit d'un bourdonnement d'où émergeait de temps en temps un mot.
« Je crains que oui, dit Potter en réponse à la première question. Oh ! dans deux ou trois générations, nous serons peut-être suffisamment bien adaptés pour faire un autre essai... mais il est tout aussi probable que nous soyons si bien adaptés qu'une telle idée ne nous vienne plus jamais à l'esprit. Alors, nous serons devenus une espèce inférieure, définitivement. »
La radio émit à nouveau des sons.
« Rick à l'appareil, monsieur Radcliffe. C'est inutile. Les choses échappent à tout contrôle. La nouvelle du débarquement de Buishenko a circulé, et les réfugiés arrivent à l'ouest du Territoire comme une lame de fond; quant aux Mystiques, ils attaquent en force à nouveau et, bon Dieu ! au moment où Buishenko arrivera, il n'aura qu'à nous cueillir comme des fleurs !
— Fais de ton mieux, dit Radcliffe d'un ton impavide. Que puis-je dire d'autre ?
— Rien, bien sûr, murmura Rick. J'avais juste besoin de me défouler un peu.
— Vous voulez être évacué ? dit Radcliffe en se retournant vers Potter.
— Les rats quittent le bateau ? contra celui-ci. Je ne savais pas que vous en aviez la possibilité.
— Oh ! j’ai fait préparer un hélico. Mais je viens de décider que je n'y tenais pas. Emmenez Natacha, Zworykin et Abramovitch — si Buishenko met la main sur eux, il risque de leur démontrer concrètement ce qu'il pense d’eux ! Et je crois que vous feriez mieux d’emmener aussi le gosse. Et Maura. C'est à peu près la charge maximale. J’appelle l’aéroport et je leur dis que vous arrivez. »
Avant que Potter ait eu le temps de dire quoi que ce soit, il avait appuyé sur un bouton. « Keene, vous êtes là ? cria-t-il.
— Quoi ? Oh, oui, monsieur Radcliffe. Écoutez, il se passe quelque chose de très curieux. Je viens juste d’entendre tout un chapelet de russe, très net. Le type avait l’air complètement paniqué. Mike Congreve est au radar et il parle russe, il saura peut-être ce... oui, une seconde, le voilà qui arrive, et... Mike, qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Ils repartent ! » Distant comme si Congreve était loin du micro, mais très clair.
« Qu'est-ce que vous avez dit ? hurla Radcliffe.
— Qui est à la radio ? Je connais cette voix, Ah, oui ! monsieur Radcliffe. » Plus haut. « C'est exact. On les rappelle.
— Mais pourquoi ?
— Les Chinois ! Le message disait qu'ils viennent d'envahir en force le territoire de Buishenko. »
Les Chinois ! Potter serra tellement les poings que la douleur le fit sursauter. On avait presque oublié le géant endormi qui s'était refermé sur lui-même après l'arrivée des extra-terrestres, à la manière de l’ancien Empire du Milieu, ses chefs ayant estimé qu'un jour peut-être, les grandes puissances seraient suffisamment amoindries et qu'alors, ils pourraient refaire surface sur la scène du monde. Il semblait que ce jour fût venu plus tôt que prévu.
« L’Ère des Miracles », dit Radcliffe dans sa barbe, et, pour la première fois, Potter sentit que cette phrase contenait une once de vérité.